Tout d'abord, rappelons le contexte, à savoir, un voyage de dix mois, en stop et sans argent, sur une surface donnée, ici, le territoire métropolitain français ! ► "D'où vous est venue cette idée ?" variante de "Vous êtes partis sur un coup de tête ?" parfois même non dissimulée "Est-il vraiment possible d'être passionnés par l'autostop ?" Pierre-Elie : Nous avons passé plus d'un an à rêver ce voyage, motivés à la base par un attrait tout particulier pour l'autostop, créateur de rencontres aléatoires et formidable accélérateur de vie. Notre vision à nous de la liberté.
L'autostop, n.m. : pratique dépassée, qui ne marche plus. Synonyme : galère (Si on écoute celles et ceux qui n'en font plus.)
► Blablacar a tué le stop non ? Anouk : Pour nous, ce sont plutôt deux choses complémentaires. Le covoiturage donne la possibilité aux gens de (re)prendre l'habitude de partager un trajet avec des inconnus. Mais il y a toujours autant de voitures vides ! Il faut donc plutôt se demander pourquoi y a-t-il moins d'autostoppeurs qu'avant au bord de la route... A cela, plusieurs raisons selon nous, comme une société où notre quotidien est totalement chronométré et où les jeunes grandissent avec des barrières de peur et de danger tout autour d'eux. Dans ces conditions, tenter l'aventure de l'autostop relève pratiquement de l'exploit !
► Anouk est au bord de la route pendant que Pierre-Elie se cache dans le buisson ?
Pierre-Elie : Dans une vision fantasmée, peut-être. Mais en réalité, nous étions toujours tous les deux à lever le pouce et sourire aux conducteurs ! Si tu recherches l'honnêteté et la confiance du conducteur, commence par toi-même !
► Heureusement que je me suis arrêté-e parce qu'ici, personne ne s'arrête, les gens ont peur !
Anouk et Pierre-Elie, en choeur : pourtant, ici, nous n'attendons pas 5 minutes pour trouver des voitures !
► Vous avez dû beaucoup marcher non ?
Anouk : Non, nous sommes des auto-stoppeurs, pas des marcheurs ! Notre moyenne d'attente en stop n'est que de 10 minutes. Donc lorsque nous nous faisons déposer, nous levons de nouveau le pouce et ainsi de suite... De toute façon notre direction dépend de la voiture ! Et si nous avions vraiment voyagé à pieds, nous n'aurions pas gardé nos gros sacs aussi longtemps ! ► Vous ne restez qu'en France ? (Avec une moue dubitative)
Pierre-Elie : Sur ce projet oui. C'est un voyage en France, il y a plein d'endroits que nous ne connaissons pas dans notre propre pays et que nous allons découvrir ! Voyager sur une surface donnée plutôt que d'un point A à B nous oblige à repenser le voyage, c'est génial !
► Et après, vous aimeriez voyager aussi à l'étranger ?
Anouk : Nous avons déjà voyagé ailleurs avant, nous voyagerons ailleurs après, mais nous ne pensons pas que ce voyage vaille moins qu'un voyage dans un autre pays. Voyager, ce n'est pas forcément aller très loin, c'est se mettre dans l'état d'esprit d'une quête de découvertes et de rencontres.
Et 27 000 kilomètres plus tard :
► Vous êtes passés par où ? Pierre-Elie : C'est facile de répondre à cette question la première semaine... Mais après 304 jours, rien ne vaut cette belle image, obtenue grâce à Tripline, où vous pouvez toujours retrouver les détails !
Mais quand même, c'était pas aussi simple que ce que vous vouliez bien raconter si ?
► Oh, c'est comme Pékin Express ? Anouk, choquée : Noooooooooooon ! Une fois, on est tombé sur cette émission... Et on peut vous dire que c'est absolument différent. Pékin Express c'est une course où tous les moyens sont bons pour arriver à ses fins, y compris utiliser les gens pour gagner. "Voyagez-Nous", c'était prendre notre temps pour rencontrer les gens, absolument l'inverse !
► Mais vous avez commencé en hiver ?? "Ici", c'est en juillet-août qu'il faut venir !
Pierre-Elie : Eh oui ! Le voyageur n'attend pas forcément le soleil pour partir ! Et même si nous avons profité d'un mois d'octobre magnifique, la saison froide restera une de nos préférées dans ce voyage... La nuit à 17/18 heures marquait souvent la fin de notre journée par une invitation spontanée d'un de nos conducteurs. Et l'ambiance fondue/raclette au coin du feu donnait un côté très chaleureux aux rencontres !
► Avec tout ce qu'on voit et tout ce qu'on entend, vous n'avez pas eu trop peur ?
Anouk : Non, quand on regarde la télé, on a l'impression qu'il n'arrive que des événements tragiques et que nous risquons de nous faire découper en morceaux à chaque voiture, alors que nous nous sommes bien rendus compte qu'il y avait une écrasante majorité de gens bienveillants, qui, quand on va vers eux, ont envie de nous aider.
► Et n'était-ce pas trop difficile à vivre d'être ensemble 24 heures sur 24 ?
Pierre-Elie : C'était une des inconnues avant le départ... Et puis très vite, l'aventure humaine nous emporte dans son flot. Nous rencontrons dix nouvelles personnes chaque jour, passons chaque soirée dans un nouvel univers et vivons réellement l'instant présent. Ajoutés à cela nos caractères plutôt tranquilles. En réalité, le plus difficile a été l'exact contraire : nous ne nous voyions pas assez. Après trois mois, nous avons adopté un rythme (encore) plus lent quand cela était possible, pour approfondir une rencontre avec un hôte et profiter de davantage de moments en couple ou en solo !
► Seriez-vous partis tout-e seul-e ? Anouk : Non, c'est sûr, car un tel voyage nécessite énormément d'énergie. Et être à deux permet de partager chaque jour son énergie et sa motivation. Seule, j'aurais encore moins attendu en stop et trouvé l'hébergement sûrement plus facilement encore, les gens ont tendance à vouloir me "sauver". D'ailleurs, nous avons remarqué que, dans le binôme, je suis celle qui rassure les conducteurs et conductrices, tandis que la présence de Pierre-Elie les rassure pour moi... On ne refait pas le monde en dix mois !
Pierre-Elie : Non plus. J'aime beaucoup le stop tout seul, la relation aux conducteurs est différente encore, mais voyager de cette manière demande une présence et une énergie de tous les instants ! Cela dit, nous avons construit le projet Voyagez-Nous à deux, c'est normal qu'on ne l'imagine pas tout seul ! Et je ne pense pas que j'aurais dormi au chaud tous les soirs, gagner la confiance des gens est incomparable lorsqu'il y a une fille dans l'équipe !
► Quelle a été votre plus grosse galère ?
Pierre-Elie : Il y en a eu deux. La première, c'était dans les Ardennes et dans le Nord, lorsque nous n'avions pas trouvé l'hébergement avant d'arriver à Valenciennes à 23 heures. C'est la première fois que nous nous retrouvions dans une ville le soir, et nous avons dû aborder les passant-e-s pour trouver un toit pour la nuit. Un petit quart d'heure et 3 demandes plus tard, nous étions invités par un couple d'étudiants qui rentraient chez eux. La seconde, à 4 jours de la fin du voyage, nous a vraiment vu dormir dehors. Sur une plage, en Corse. Pour la pire galère, nous ne sommes pas vraiment à plaindre ! Mais ce soir là, nous nous étions quand même vu refuser l'hébergement par des moines !
► Quel est l'endroit que vous avez préféré ? Anouk : Il n'y a pas eu un endroit en particulier parce qu'on se souvient des endroits en fonction des rencontres qu'on a faites. Les endroits où l'on a le plus de souvenirs dus aux nombreuses rencontres garderont forcément une place particulière dans nos têtes : c'est le cas notamment du Gers et de la Drôme ! En effet, nous y sommes restés respectivement près de 20 et 15 jours.
► Et donc, votre plus belle rencontre ?
Pierre-Elie : Depuis la première semaine, nous racontons toujours la même : Colette, la grand-mère de 84 ans. Arrivés à Baume-les-Dames grâce à Louis, son petit-fils. Nous dînons chez Colette avant qu'elle nous propose de rester dormir. Le lendemain, au volant de sa voiture, nous partons sillonner les routes et les beautés franc-comtoises avec elle. Elle revoit des endroits où elle n'était pas retournée depuis des dizaines d'années et elle nous raconte sa vie, très souvent sous forme d'anecdotes tordantes. Nous racontons la nôtre aussi. Une vraie rencontre en somme. Et un attachement fort noué en à peine plus de 24 heures. Nous conserverons ce lien durant plus de 4 mois par téléphone et grâce aux merveilleux cadeaux qu'elle nous a faits en brodant deux écussons avec notre logo. Le 23 février, nous sommes dans l'Aveyron lorsque Louis et sa maman Catherine nous apprennent que Colette est décédée la veille. Nous avons l'impression de perdre nous aussi une grand-mère. Une semaine plutôt, elle s'était souvenu de l'anniversaire d'Anouk en l'appelant. "Mon cadeau d'anniversaire le plus précieux" se rend compte Anouk. Nous avons donc Catherine au téléphone, que nous n'avons encore jamais rencontrée, mais nous nous promettons de nous voir. C'est ainsi qu'en mai, répondant à son invitation, nous retrouvons Louis et sa famille, dans le domaine que gère Catherine. Nous leur avons préparé un montage vidéo de nos moments passés avec Colette et de tous ses récits de vie. Car la vie, elle l'aimait et elle aimait en rire !
Catégorie de questions, sponsorisée par le syndicat des sociologues en freelance ou indépendants. D'ailleurs, leurs questions ressemblent fortement à des affirmations.
► Les gens sont devenus méfiants ! Anouk : On a toujours l'impression qu'à l'étranger les gens sont toujours plus accueillants et généreux mais c'est surtout qu'on ne fait pas le même type de voyage en France. Quand on commence à aller vers eux, "les gens" sont prêts à nous ouvrir la porte de leur voiture et même de leur maison !
► C'est toujours le même type de personnes qui vous prennent/ vous hébergent non ?
Pierre-Elie : L'auto-stop est une discipline qui permet de s'ouvrir l'espace d'un quart d'heure, d'une heure ou parfois davantage à une réalité différente de la nôtre. Et il y a 1024 raisons pour lesquelles les personnes se sont arrêtées pour nous prendre. Autant de personnes différentes et uniques ! Ce qui est un petit peu moins vrai dans la rue, car lorsque l'on demande l'hébergement, on se dirige naturellement (ou inconsciemment) vers des personnes qui nous rassurent, et donc nous ressemblent plus !
► C'est sûrement encore assez facile d'être accueillis dans les villages, mais alors dans les villes par contre...
Anouk : Au début c'est ce qu'on pensait aussi mais quand on a commencé à demander dans la rue en ville, on s'est aperçus que c'était assez simple. En moyenne, on a eu besoin de faire trois demandes pour trouver l'hébergement en ville, sachant que les deux premiers étaient désolés de ne pas pouvoir ! C'est impossible de catégoriser aussi radicalement deux réalités différentes mais pas opposées !
Bon, maintenant que l'on vous a convaincus de la magie de l'autostop et de la bonté des gens qui nous entourent, abordons le "sans argent" ! ► Ça marche ça, aller demander les invendus ?
Pierre-Elie : Pas à chaque fois bien sûr, mais assez souvent pour pouvoir nourrir deux personnes chaque jour ! Nous sommes repartis avec des invendus ou de la nourriture encore commercialisable dans environ un magasin sur 3 et 9 magasin bio sur dix ! De plus, notre position de voyageur facilite la démarche car nous ne faisons que passer et les gérant-e-s sont peut-être plus enclins à nous donner leurs invendus car ils savent que nous ne reviendrons pas...
► Aviez-vous quand même votre carte bancaire au fond du sac durant ce voyage ? Anouk : Durant les 9 premiers mois, nous n'avions aucun "filet de sécurité", sachant que voyager en France ne représente pas non plus un risque énorme en cas de gros pépin. Le dernier mois, nous l'avons reprise pour assurer la transition à la fin du voyage... et nous l'avons utilisée trois fois !
A propos de la fin du voyage. ► Ça va être dur de revenir à la "vie normale" après une telle aventure non ?
Pierre-Elie : Ce qui compte pour nous, ce n'est pas que l'on soit sédentaires ou nomades, c'est d'avoir des projets qui nous plaisent et aient du sens pour nous. Nous serons très heureux de profiter des avantages de la vie sédentaire : pouvoir inviter des personnes chez soi, faire un potager, s'engager dans des associations, etc !
Toutes les personnes ayant ouvert la première page du carnet de voyage. ► Qui est-ce qui dessine ? Anouk : C'est un carnet de voyage participatif, nous dessinons tous les deux, mais il y a aussi des hôtes qui nous laissent des mots, des dessins des enfants, et on colle des morceaux de souvenirs de nos rencontres. Les BD c'est moi, souvent à partir de textes de Pierre-Elie.
Remarques qui se veulent subversives mais qui sont finalement assez rares pour que l'on prenne le temps d'y répondre.
► En vous écoutant, on dirait que les gens sont accueillants, mais quand on voit les SDF et les migrants, ce n'est pas ce qu'on pense !
Pierre-Elie : Nous ne pouvons pas comparer l'incomparable ! Et notamment sur deux points. Dans notre cas, nous avons choisi de partir sur la route pour un projet d'environ une année, que nous avons imaginé, travaillé et préparé à l'avance. Notre position de "fragilité" est volontaire ! Tout le contraire des SDF et des personnes migrantes. De plus, "les gens" (cette masse inconsistante) en tant qu'individus ne peuvent pas régler des problèmes sociétaux à leur petite échelle. Ils peuvent y apporter des solutions temporaires, exactement comme ils peuvent répondre à notre besoin, le temps d'une soirée ou deux, s'ils ont de la place et sont disponibles pour nous rencontrer.
► "Sans argent" d'accord, mais en réalité, vous voyagez avec l'argent des autres ! Anouk : Le but de ce voyage a été d'expérimenter les autres types d'échange que le recours à l'argent. Nous n'avons jamais forcé nos hôtes à nous accueillir, l'imprévu et la rencontre valant, pour eux, au moins autant que le repas qu'ils nous offraient. Et puis concrètement, combien d'argent ont-ils dépensé pour nous accueillir ? (Calculatrice interdite) Le stop et la place dans la maison représentent davantage une forme d'optimisation de l'espace. Restent alors un peu d'eau et d'électricité ainsi qu'à manger pour deux personnes durant au moins un repas. Faut-il le vivre pour saisir entièrement ce qui se joue dans ce type de rencontres ?